L’Iran est “en guerre”… Depuis quand ?


par Philippe Grasset pour Dedefensa

Le 6 août 2012, nous notions, parmi les crises figurant dans la “deuxième chaîne crisique”, ces déclarations d’un dirigeant iranien selon laquelle l’Iran est d’ores et déjà “en guerre”… « Il ne fait aucun doute que la crise syrienne a accéléré le développement du “climat de guerre” en Iran, au-delà de la dialectique et de l’incessante offensive de communication (l’attaque-surprise de l’Iran annoncée depuis 2005), et même en plus des sanctions et des mesures économiques prises contre ce pays. Vendredi dernier, le chef du Conseil des Gardiens de la Révolution, ayatollah Janati, a solennellement proclamé que l’Iran “est en guerre” (voir AFP, le 4 août 2012)… »

Le même 6 août 2012, le site PressTV.com publiait un article avec une interview de l’analyste politique Ismail Salami sur la notion de “qu’est-ce que c’est qu’être en guerre”, à propos du cas iranien. (Le même site reproduit, ce même 6 août 2012, des extraits d’un article du pofesseur de Droit Dan Joyner, de la School of Law de l’Université d’Alabama, publié sur le site ArmsControlLaw.com. Joyner estime la position US à l’encontre de l’Iran, du point de vue précis du problème de l’enrichissement du nucléaire qui constitue le support juridique de cette position US [et du bloc BAO], totalement illégale :

« Comme c’est le cas avec toutes les parties au TNP (Traité sur la non prolifération des armes nucléaires) […] L’Iran a le droit légal d’exploiter toute la gamme de matériaux et technologies nucléaires à des fins pacifiques… […] [Cette position de Washinton] est tout simplement incorrecte en matière de droit, et a toujours été une position marginale qui a été fermement maintenue. […] J’exhorte l’USG (United States Government) à reconsidérer cette position juridique erronée et qui n’apporte rien d’utile, et d’adopter des positions juridiques et politiques sur la question en conformité avec celles de la communauté internationale. »

Ismail Salami apprécie, lui, l’“esprit de la chose”, en affirmant que l’Iran est déjà “en état de guerre” avec les USA, du fait des USA. Observant la puissance et l’effet des sanctions prises contre l’Iran, Ismail Salami observe qu’il n’est pas nécessaire de mener une guerre au sens militaire du terme pour faire la guerre à une autre nation. Salami place le fait dans une perspective historique, remarquant que le comportement US vis-à-vis de l’Iran, la politique agressive US vis-à-vis de ce pays, dépassent largement, du point de vue chronologique, la question des sanctions et le problème du nucléaire.

« “Il apparait progressivement que dans un effort pour le paralyser, un pays n’a pas besoin de mener une guerre militaire contre une autre nation, l’imposition de sanctions brutales ou la prise en étau peuvent être considérées comme un acte de guerre”, écrit le Dr Ismail Salami dans un article publié sur le site de Press TV. “La guerre américaine contre l’Iran a déjà commencé”, a déclaré Salami, poursuivant sur le catalogue des hostilités américaines à l’égard des Iraniens depuis les sanctions des années 1980, quand la République islamique était sous l’emprise de la guerre contre l’Irak. “Washington a longtemps fait d’inlassables efforts pour pousser l’Iran aux confins de l’isolement politique et économique, même si l’Iran ne travaillait pas sur son programme d’énergie nucléaire”, a souligné l’auteur iranien. »

Ce point de la perspective historique est intéressant. Il conduit à se référer à un article de l’auteur activiste US Danny Schechter, le 1er août 2012, sur Consortiumnews.com, qui comprend plusieurs observations très intéressantes (nous y reviendrons)… Pour ce cas, nous nous attachons à une longue référence de l’auteur à une interview (sur la radio NPR) d’un historien US, David Crist, auteur d’un livre sur l’histoire secrète de l’action US des 30 dernières années vis-à-vis de l’Iran (The Twilight War). Il faut noter que, selon le mot de Schechter, Crist “n’est pas un Daniel Ellsberg”, qu’il est un ancien des forces spéciales qui s’est battu en Irak en 2002-2004 et a eu des rencontres proches de l’affrontement avec les Iraniens, et qu’il est aujourd’hui partisan d’une intervention contre l’Iran… Ce qui ne l’empêche pas de détailler le premier plan d’attaque de l’Iran, en 1980. Il est interrogé par Terry Gross, dans l’émission Fresh Air, de NPR.

Groos : « Les Etats-Unis ont eu plusieurs plans de guerre secrète pour attaquer l’Iran. Quel est le plus ancien, qui vous donne l’impression d’en être un ? »

Crist : « Le plus ancien était en fait dès le début des années 1980, vers 1980. Et curieusement, il n’était pas vraiment orientée vers l’Iran. Il a été orientée vers l’Union soviétique. L’Iran était en fait l’échiquier sur lequel les États-Unis et l’Union soviétique allaient jouer. Et la chose étonnante est que jusqu’à la fin du plan, où les États-Unis débattaient des moyens de contrer une invasion soviétique de l’Iran, qui allait être un précurseur pour s’emparer du pétrole du Golfe Persique, ni le rôle ni l’attitude des Iraniens n’ont jamais figuré dans le plan. »

Groos : « Que voulez-vous dire par le rôle des Iraniens n’a jamais figuré dans le plan ? »

Crist : « Il n’y avait aucune pensée sur la façon dont les Iraniens allaient réagir à l’invasion américaine ou soviétique. C’était comme si c’était en quelque sorte un territoire neutre, là où nous allions jouer la guerre. Il ne s’était pas passé trois ans environ que les Etats-Unis ont commencé à avoir un regard critique sur, vous le savez, les Iraniens ne nous aiment guère, pas plus que l’Union soviétique. Comment pouvons-nous savoir qu’ils vont nous accueillir à bras ouverts si nous avions essayé de les envahir lors de ce précédant consistant à essayer d’arrêter les Soviétiques ? »

Groos : « Donc, ce plan de guerre était d’envahir l’Iran si les Soviétiques avaient envahi ou pour empêcher une invasion imminente soviétique pendant la Guerre Froide ? »

Crist : « C’est tout à fait correct. »

Il semble que Crist parle d’un plan d’attaque des USA à propos duquel un très long article fut publié dans Armed Forces Journal, en septembre 1980. Il s’agissait effectivement d’une intervention des forces armées US en Iran, éventuellement sous forme préventive d’une invasion de l’Iran par l’Union Soviétique. Cette invasion était considérée comme une probabilité indiscutable depuis l’intervention de l’URSS en Afghanistan, elle-même largement favorisée, sinon provoquée, par l’action US (CIA) en Afghanistan, depuis l’été 1979, comme l’a explicitement admis et expliqué fort en détails Zbigniew Brzezinski (voir le 31 juillet 2005, avec une reprise du fameux interview de Brzezinski au Nouvel Observateur, datant de janvier 1998). Le plan dont les grandes lignes étaient révélées en septembre 1980 impliquait notamment l’emploi d’armements nucléaires tactiques sur le territoire iranien… Mais contre les Soviétiques, pas vraiment contre les Iraniens ! (« Et la chose étonnante est que jusqu’à la fin du plan, où les États-Unis débattaient des moyens de contrer une invasion soviétique de l’Iran, qui allait être un précurseur pour s’emparer du pétrole du Golfe Persique, ni le rôle ni l’attitude des Iraniens n’ont jamais figuré dans le plan. »)

Cet état d’esprit qui consiste à faire la guerre “en Iran” sans vraiment considérer l’Iran lui-même, et sans même considérer que cela concerne l’Iran, n’a jamais vraiment cessé. On le retrouve aujourd’hui, comme nous le signalions le 12 juillet 2012, puis d’une façon plus générale le 13 juillet 2012 :

« …Cela rejoint en un sens, nous voulons dire dans le sens de la tournure de l’esprit, tourné et retourné jusqu’à ressembler à une tournure qui serait un pentagone à trois côtés, aux remarques que nous retranscrivions le 12 juillet 2012, concernant la très prochaine probable-certaine attaque-par-surprise de l’Iran, dont on nous avertirait à l’avance et qui n’est d’ailleurs pas une attaque de l’Iran, il faut d’ores et déjà le savoir, mais une attaque de quelque chose de la sorte d’une “préoccupation globale” qui, par définition, puisque c’est “global”, n’est pas du domaine de la souveraineté de l’Iran :

» “Nous donnerions à l’Iran l’avertissement que nous allons endommager et détruire probablement ses installations nucléaires. Ce n’est pas un acte de guerre contre l’Iran, le peuple iranien ou l’Islam. Il s’agit d’une attaque préemptive uniquement contre les installations nucléaires et les objectifs militaires qui les protègent. Nous allons prendre des mesures extraordinaires pour se protéger contre les dommages collatéraux.” »

L’évolution, entre 1980 et 2012, si elle garde le même esprit, est passée des réalités supposées dans un cadre très vaste et qu’il était assez raisonnable d’envisager, malgré les déformations multiples des évaluations, comme véritable et consistant (la Guerre Froide lors d’un de ses paroxysmes) à la narrative concernant le nucléaire iranien, qui est de pure fabrication quant à la vérité de la menace qu’elle prétend substantiver. De ce point de vue, il y a une évolution psychologique considérable, dans le chef de la perception du bloc BAO des vérités de situation des menaces et des puissances. (Schechter note par ailleurs, dans le même article, ceci dont on comprendra que nous y adhérions complètement quant au processus décrit selon nos références du virtualisme un temps triomphant et désormais réduit à la narrative :

« Tant d’argent est investi dans des opérations médiatiques secrètes qui tournent et déforment la réalité que les personnes à l’intérieur de la “machine de tromperie” croient les nouvelles qui elles-mêmes plantent et inventent de toutes pièces. La perception guide la réalité plus que la réalité guide la perception. Les institutions médiatiques jouent un grand rôle en se faisant l’écho des réclamations gouvernementales embellies des fuites et des plantages qui viennent de la bureaucratie de désinformation et de leurs actifs médias… »

Par contre, il existe une continuité dans la capacité américaniste et bureaucratique, typique du Système en général, de “substantiver” les situations hors de leur contexte structurant, dans une démarche déstructurante constante. Dans les deux cas, il s’agit d’extraire l’objectif (la possible attaque soviétique, le nucléaire iranien) du contexte structurant qui l’abrite (la nation iranienne, le peuple iranien, la souveraineté et la légitimité iraniennes). Le résultat “politique” est effectivement une guerre constante menée par les USA, depuis 1979, contre l’Iran, mais “substantivée” elle-même hors de la notion de guerre au travers de l’extraction des objectifs de cette guerre du contexte structurant de l’Iran ; cela revient finalement à faire une “guerre”, sous diverses formes, contre l’entité structurée que constitue l’Iran souverain et légitime, mais par défaut, sans reconnaître en aucune façon l’existence même de l’Iran souverain et légitime, en tant qu’entité structurée. Cette démarche US pour rencontrer le but général de déstructuration du monde est alimentée par la névrose obsessionnelle inhérente au Système, la maniaco-dépression des serviteurs du Système dotés d’une psychologie terrorisée, et la complète illégalité par rapport au cadre des lois internationales qui est présentée comme une sorte de vertu. Ce dernier point n’est pas indifférent ; on comprend que tenir compte de la légalité, ce serait admettre que les structures fondamentales de souveraineté et de légitimité d’une nation (l’Iran en l’occurrence) sont des facteurs à prendre en compte, ce qui trahirait la démarche déstructurante générale en admettant effectivement que l’entité iranienne, avec ses structures souveraine et légitime, existe, – ce qui n’est pas le cas, point final. Dans la démarche-Système de l’américanisme, ce qui est le plus important c’est l’hostilité aux valeurs structurantes, bien plus que l’hostilité à l’Iran lui-même.

Philippe Grasset

Source : Dedefensa