Samsara (documentaire)


par Nicolas Gilli

20 ans après le monumental « Baraka », un des plus beaux films du monde, Ron Fricke propose un nouvel état du monde. Peut-être moins spirituel et pourtant tout aussi transcendantal, « Samsara » est la manifestation par l’image du requiem de l’humanité toute entière. Brutal, frontal, plus lucide et efficace que n’importe quel film verbal, le second long métrage du génie Ron Fricke est le plus beau film produit depuis 20 ans mais peut-être le plus bouleversant jamais créé. Et tout cela par la pureté de l’image, sa puissance naturelle et une nouvelle démonstration de découpage. Tourné dans 25 pays, durant 5 ans, « Samsara » explore les merveilles de notre monde. C’est un voyage extraordinaire, une méditation sans paroles.

Samsara

Si « Baraka » était un poème, « Samsara » est un requiem symphonique. Un cri de désespoir comme un ultime témoignage d’une humanité au bord de l’extinction. La perspective de la fin du monde alimente les plus belles œuvres de cinéma de ce début de décennie, elle constitue le cœur inavouable de « Samsara », la plus belle de toutes. Le film adopte la même approche narrative et non-verbale que son prédécesseur, introduisant la vitesse et partant de la nature pour aller vers l’humain, pour dresser un constat littéralement différent. La réponse à un projet dont l’objectif diffère également, Ron Fricke explorant à travers cette illustration de la roue de la vie si chère à la croyance bouddhiste le cycle de la réincarnation de l’être humain passant inévitablement par son extinction. Les créateurs du projet, Ron Fricke et Mark Magidson, qualifient l’expérience « Samsara » de méditation contrôlée, et c’est clairement la sensation d’une élévation de l’esprit durant 1h40 qui place le spectateur au niveau du regard d’une entité supérieure observant l’état de la planète et des hommes. Des images de « Baraka » reviennent sous un nouvel angle, le signal d’alarme inconscient lancé il y a 20 ans n’a pas été écouté et l’être humain avance lentement vers son absorption programmé. C’est terrifiant.

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« Samsara » débute sur une danseuse traditionnelle et s’achève sur la vision d’une femme devenue déesse, s’ouvre sur de la lave en fusion et se ferme sur le désert. Dès l’ouverture la terre est condamnée par les flammes et cet instantané de l’humanité que construit Ron Fricke ne pouvait s’achever que sur l’image d’une nature aride qui aurait tout avalé dans son mouvement perpétuel. « Samsara », le cycle qui ne semble montrer que la mort, et dans un sens il en résulte un film terriblement déprimant, n’en oublie pourtant pas la vie. Bâti autour de plans réfléchis dans le moindre détail, chacun contenant au moins autant d’informations qu’un film complet, « Samsara » déploie sa puissance mystique en restant près de la terre, cela afin de capter au mieux le parricide entrepris par l’être humain. Dans le film, contrairement à « Baraka », la nature n’y est plus montré à travers le monde animal, réduit à l’état de chair, de morceaux de viande destinés à nourrir la faim insatiable de l’homme. Ce monde est mort, il l’est depuis le départ, s’acheminant lentement vers sa combustion programmée. Et la machine infernale, la chair humaine, cet amas grouillant capté dans ses gigantesques mégalopoles dont le mouvement perpétuel et frénétique finit par désorienter, par sa confusion que l’utilisation phénoménale du time-lapse souligne, par l’absurde de la nature humaine montrée ici sous toute ses formes, répond à une mécanique de découpage implacable. Ron Fricke articule sa roue de la vie, littéralement représentée à l’image par la création en sable des moines tibétains – travail de minutie incroyable ensuite détruit par un seul geste pour symboliser l’aspect éphémère de toute chose dans cet univers – telle une fresque grandiose, un témoignage divin du requiem de l’homme. Il est grandement question de karma dans « Samsara », de l’acte de création et de celui de destruction, ainsi que de leurs conséquences. L’être humain, dans sa folie, perd le contrôle de sa propre destinée. Son jeu mortel et avide avec la nature est mis en relation avec le retour de flamme de celle-ci (des images de conséquences de catastrophes naturelles font écho à l’urbanisation ou l’exploitation de minerai), son mépris de la nature pour des icônes religieuses qu’il a lui-même créées, à son image, dans toute sa folie égoïste, mène au chaos. Ainsi ces images vertigineuses de foule à La Mecque, dans lesquelles l’individu n’est plus, noyé dans une masse difforme en mouvement, trouvent leur naissance dans cette noyade symbolique du baptême. On pourra toujours reprocher à Ron Fricke d’enfoncer des portes ouvertes, de tomber dans une certaine démagogie quand dans un savant jeu de découpage il fait correspondre l’élevage d’animaux en batteries à la consommation fast-food puis à la silhouette de cet homme obèse. C’est peut-être vrai, mais cet enchaînement d’images orchestré avec une précision d’horloger illustre brillamment la déchéance de l’homme. Notre espèce toute entière arrive tout doucement à cette décadence autrefois réservée uniquement à des civilisations éparpillées. L’annihilation est proche, le cycle touche à sa fin, le souffle de l’univers, d’une entité supérieure, s’apprête à balayer la trace de l’homme sur Terre, tel ce désert qui avale implacablement des constructions pour faire table rase de la présence des hommes.

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Cette décadence, « Samsara » l’illustre en divers tableaux poétiques. A travers le mur de la honte en Cisjordanie ou la frontière militaire entre les deux Corée, c’est d’Abel et Caïn qu’il est question, de l’homme qui détruit son frère. A travers ces robots troublants tant les visages et la texture paraissent humains, c’est la mise en place de notre propre remplacement sous couvert d’avancée technologique. Par la masse grouillante des villes et des métros, c’est la transformation de l’homme en robot, tandis que le robot devient plus humain. Il y a également dans « Samsara » un regard troublant sur le rapport au sexe, avec ces séries de poupées alignées qui ouvrent sur ce manège de loverboys, ainsi qu’à la destruction de l’homme par l’homme, de l’Afrique qui sombre mais garde ses armes face à une Amérique où les armes à feu représentent cette forme de pouvoir terrifiante. Tant d’éléments dans ce voyage à la rencontre de notre propre espèce, tant de beauté et de douleur. La puissance du propos, sans concession, n’a d’égale que la puissance purement graphique des images et leur agencement. Ron Fricke compose une mosaïque sidérante, qui capte l’essence même des choses, de la vie, pour mieux parler de la mort. L’ensemble est porté par une grâce sans égal, provoquant chez le spectateur qui accepte le voyage un état de transe assez doux car toujours guidé, mais proche de la véritable méditation sur la nature de l’homme, son évolution (l’avancée en palmier de Dubaï filmée comme une cathédrale, des bidonvilles gigantesques face à une ville très propre, la rupture entre les antennes paraboles d’Egypte devant les glorieuses pyramides ou ce vieux temple contrastant avec la tour Burj Khalifa…) et sa fin. Devant « Samsara », on a tout simplement l’impression d’une vision du Doppelganger ultime, celui de l’humanité toute entière, et d’ainsi assister à notre propre extinction. Et dire qu’il s’agit là du film majeur d’une année, ou d’une génération, est encore loin de lui rendre justice. « Samsara » est un monument, tout simplement.

Nicolas Gilli

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