Ambiguïtés sino-pakistanaises


par Jean-Paul Yacine pour Question Chine

Alors que l’influence chinoise en Afghanistan s’alourdit avec l’aide d’Islamabad, dont les relations avec Washington se sont tendues après le raid d’élimination de Ben Laden, la visite à Pékin du Premier ministre pakistanais, du 17 au 20 mai derniers, prend une signification particulière.

Présentée par nombre d’analyses comme un resserrement des liens entre les deux pays, la visite a aussi mis en évidence la prudence chinoise sur un théâtre compliqué, traversé par des tensions islamistes radicales, dont Pékin se méfie autant que Washington.

Il est au demeurant intéressant de noter qu’au moment où le Premier Ministre Pakistanais séjournait dans la capitale chinoise, le Chef d’Etat-major de l’APL, le général Chen Bingde, se trouvait pour une semaine en visite aux Etats-Unis, à la tête d’une délégation de hauts responsables militaires de la Commission Militaire Centrale.

Dans la capitale chinoise, les points d’orgue médiatiques de la visite du PM pakistanais, le plus souvent interprétée comme un jalon du renforcement des liens sino-pakistanais, auront été sans conteste les deux nouvelles de la « cession » par Pékin au Pakistan de 50 chasseurs JF17 et de la possible reprise par une société chinoise de la gestion du port de Gwadar, après la rupture prochaine du contrat avec le port de Singapour. Mais l’examen du dessous des cartes de ces deux informations, met à jour une réalité moins univoque.

La longue histoire du JF-17

Loin d’être une accélération de l’aide militaire de Pékin, l’affaire des chasseurs JF-17 renvoie à la longue et laborieuse coopération pakistanaise avec les ingénieurs aéronautiques chinois pour tenter d’alléger le poids de l’emprise américaine. Ironie de l’histoire, qui n’est jamais avare de retournements, la longue gestation du JF-17 remonte à 1986, date du lancement par Pékin et l’Américain Grumman, d’un projet de chasseur chinois nommé Super-7, modernisation du J-7, lui-même une copie du Mig-21.

Tombé à l’eau après Tian An-men, le projet sino-américain, rebaptisé FC-1, est devenu sino-pakistanais après l’embargo américain sur les armes imposé à Islamabad, à la suite de la 1ère explosion nucléaire pakistanaise en 1998. C’est en effet en juin 1999 qu’a débuté le développement conjoint de l’appareil – devenu entre temps le JF-17 – par les Pakistanais et la CATIC – China Aviation Import and Export Corporation -, à participation égale 50/50, pour un coût total, alors estime de 150 millions de $.

Le premier vol d’un appareil complet, équipé d’une avionique d’origine chinoise et d’un moteur dérivé du RD-33 russe, a eu lieu en 2006. La production en série a commencé en 2009. Le JF-17, dont l’armée de l’air pakistanaise commandera au moins 150 exemplaires devrait remplacer les Mirage III français, dont certains datent de 1967, ainsi que les F-7 et les A-5C, copies chinoises des Mig 21 et des Mig 19.

Enfin, s’il est vrai que la coopération sino-pakistanaise a mis en place une agence de promotion pour la vente de l’appareil à l’export, l’APL elle-même, plus intéressée par les chasseurs de la génération suivante (J-10), n’a, pour l’instant, pas manifesté son intérêt pour le JF-17.

Gwadar, objet de la prudence chinoise

Quant aux réactions de Pékin aux déclarations du PM pakistanais à propos de Gwadar, elles donnent encore plus l’impression que la Chine – qui bénéficie du soutien d’Islamabad dans sa pénétration économique et commerciale en Afghanistan – ne souhaite pas se laisser entraîner trop loin dans un affichage stratégique qui gênerait ses relations avec Washington et New-Delhi, tout en la précipitant dans le piège d’une des régions les moins stables du monde, traversée par un irrédentiste latent, où les ressortissants chinois ne sont pas les bienvenus.

Le 24 mai, le Waijiaobu contredisait donc sans détours la déclaration faite quelques jours plus tôt par le ministre de la défense pakistanais Chaudhry Ahmad Mukhtar, selon laquelle Pékin installerait une base navale à Gwadar, après que le contrat de gestion du port attribué à Singapour aurait été dénoncé par Islamabad pour développement et investissements insuffisants.

Les pressions exercées par les autorités pakistanaises pour que la Chine reprenne la gestion du port après le départ des Singapouriens ne sont pas nouvelles. Le moins qu’on puisse dire est que l’enthousiasme n’y est pas, en dépit des investissements initiaux, où la part chinoise représentait 80% du coût total estimé à 248 Millions de $.

Aux obstacles économiques et commerciaux liés à l’isolement du port mal connecté à un arrière pays désert et aride (le Balûchistân n’est peuplé que 6 millions d’habitants) – qui expliquent au moins en partie les mauvaises performances de la gestion singapourienne – s’ajoutent l’insécurité d’une province excentrée, traversée par des mouvements indépendantistes opposés aux Pakistanais et aux Chinois qui les soutiennent.

Le grand projet d’un oléoduc vers le Xinjiang destiné à court-circuiter l’océan indien et le détroit de Malacca est resté dans les cartons, tandis que l’irrédentisme de la population locale a conduit Pékin à annuler la construction d’une raffinerie à Gwadar.

Quant à l’idée une base navale de la marine chinoise – opposée aux principes de non déploiement de l’APL à l’étranger, dont la Chine n’a jamais dévié -, elle heurterait de plein fouet la stratégie de Pékin qui ambitionne de mettre en œuvre dans la région son approche classique « gagnant – gagnant », articulée autour d’un développement économique et commercial conjoint.

Il reste que les choix de coopération économique, dont la pertinence saute aux yeux en Afghanistan par contraste avec la stratégie de l’ISAF, engluée dans les affres d’un conflit sans fin, sont en revanche loin d’être évidents au Pakistan instable et aux prises avec des actions terroristes d’une extrême violence, et dont, de surcroît, la posture internationale reste, pour l’instant, irrémédiablement bloquée dans un face à face militarisé avec l’Inde, qui, elle-même, continue à se méfier de Pékin.

Telle est bien aujourd’hui la crainte de la Chine de se laisser entraîner dans un piège dangereux, sous couvert de sa relation avec Islamabad, que l’Inde, qui stigmatise les ventes d’armes chinoises à l’armée pakistanaise, considère déjà comme une quasi alliance militaire, en partie responsable de la course aux armements dans la région.

Sans compter que le Balûchistân, où se situe le port de Gwadar, est aussi le théâtre de revendications indépendantistes, facilement manipulables de l’étranger – la Russie, l’Inde et les Etats-Unis les soutiennent -, qui pourraient prendre à nouveau pour cible les personnels et les installations portuaires chinoises.

L’avenir dira si Pékin saura résister aux tentations d’une projection de puissance loin de ses côtes, et au mimétisme de la puissance militaire pré-positionnée, qu’elle justifiera, comme les Etats-Unis, par la nécessite de protéger ses intérêts vitaux et ses lignes de communication.

Brèves

• Méfiances indiennes

Le 19 avril dernier, le journal Indian Defense Review publiait un article décrivant sur un ton inquiet, auquel se mêlait aussi une bonne dose d’amertume, les avancées chinoises en Afghanistan, autour de la mine de cuivre d’Anyak – 240 millions de tonnes de réserves estimées – située à 40 km au sud-est de Kaboul, dont l’exploitation a été attribuée à China Minmetals pour le prix exorbitant de 3 milliards de $, contre lequel aucune société internationale n’a été en mesure de surenchérir.

A défaut, 15 compagnies indiennes visent la mine de fer de Hagijak, dans les provinces de Bamiyam, Wardak et Parwa. Mais, là aussi, les Indiens estiment avoir une série de handicaps vis-à-vis des Chinois, puisque le retour au pouvoir des Talibans probable après le départ des troupes de l’SAF, leur interdirait d’opérer, alors que Pékin, ayant préservé ses liens avec la faction radicale, serait mieux placée.

L’auteur exprime d’autant plus son amertume que, dit-il, l’Inde a investi 1 Mds de $ en aides diverses réparties dans ces projets allant de barrages hydroélectriques, à la santé et l’éducation, en passant par distribution d’énergie, les télécoms et les infrastructures routières.

La conclusion de l’article est désabusée : « la Chine a toujours saisi les opportunités avec agressivité. Elle a déjà damé le pion aux sociétés indiennes en Afrique. Il est maintenant temps de se mettre en mesure de contrer les Chinois en Afghanistan ».

• Nouvelles tensions en Mer de Chine du Sud

Le 1er juin Manille a convoqué le chargé d’Affaires chinois aux Philippines pour protester contre de nouvelles constructions chinoises sur des îlots des Spratleys, situés à 200 miles au large de la province de Palawan.

Cet épisode faisait suite à un autre incident ayant eu lieu le 29 mai avec le Viet Nam, dans la partie occidentale de la Mer Chine, dans une zone de recherche pétrolière, située à 200 miles au nord-est de Cam Ranh, où Hanoi se plaint du harcèlement des gardes-côtes chinois. On le sait, Pékin revendique toute la mer de Chine du Sud et prend ombrage des explorations d’hydrocarbures en cours qu’elle veut contrôler, sous la forme d’accords de développements conjoints systématiques, au grand dam des pays riverains, également inquiets de la montée en puissance de l’APL.

Les tensions ne sont pas nouvelles. Les relations avec le Viet Nam, par exemple, sont jalonnées d’incidents meurtriers, ayant accompagné l’extension régulière des zones maritimes contrôlées par la Chine depuis 1947. Aujourd’hui encore les garde-côtes chinois arraisonnent des chalutiers vietnamiens (400 en 2010) dont les équipages ne sont libérés que contre rançon.

Les tensions sont d’autant plus fortes que les ressources estimées en pétrole et gaz sont importantes, dans une conjoncture où, dans toute la zone, les besoins explosent. Les enjeux de ressources se traduisent par la présence de compagnies pétrolières dont Exxon (USA), Shell Philippines, Petro Vietnam, Talisman (Canada), Philex (Philippines), ayant reçu des licences d’exploration, que la Chine conteste, tout en se livrant elle-même à des explorations dans des zones revendiquées par d’autres.

Mais après les tensions de 2010, l’heure semble aux tentatives de conciliation, dont Washington espère être l’arbitre : « Nous sommes une nation du Pacifique et nous le resterons. Nous demeurerons engagés », rappelle le Ministre de la Défense américain, Robert Gates, tandis que la Maison Blanche espère une conciliation avec la Chine.

Rien n’est moins sûr. De son côté le ministre de la défense chinois, à peine rentré des Etats-Unis, faisait en effet la tournée de quelques uns de ses homologues de l’ASEAN, à Djakarta, Manille et Singapour, en évitant cependant Hanoi, une occurrence qui ne présage rien de bon.

• Porte avions chinois

Shi Lang 施琅, c’est ainsi qu’aurait été baptisé le futur porte avions chinois, aujourd’hui à l’ancre dans le port de Dalian, du nom de l’amiral du XVIIe siècle ayant conquis Taïwan. Le bâtiment, sur lequel les chantiers navals travaillent depuis 10 ans, est le Varyag (67 500 tonnes), acheté à l’Ukraine en 1998 et rénové. Rien n’a cependant filtré sur la date de mise en service ni sur le port d’attache du bâtiment, dont certains estiment qu’il pourrait être Hainan.

L’arrivée d’un tel navire en Mer de Chine ne bouleversera pas immédiatement les équilibres stratégiques, mais constituera un symbole et un marqueur des intentions de Pékin, liées non seulement à ses revendications en Mer de Chine, mais surtout à sa détermination à défendre bec et ongles sa souveraineté sur Taïwan.

La mise en œuvre d’un porte-avions – dont la maîtrise demandera cependant des délais – rapprochera la Chine de la capacité de s’assurer la maîtrise de l’espace aérien au-dessus du Détroit, condition nécessaire sinon suffisante d’une action militaire contre l’Ile.

Presque simultanément, le Global Times, publiait le 24 avril une photo du J-15, appareil dérivé du SU-33 ukrainien, futur chasseur « navalisé » devant équiper le PA. La photo semblait indiquer que l’appareil serait prêt à subit les tests en vol. Un processus long et difficile qui pourrait prendre plusieurs années.

Jean-Paul Yacine

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Source : Question Chine

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